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: Unknown : Sun Apr 10 01:03:53 2016 : IBM-866 : m 8 |
Ce jour-l toute l'Amrique apprit en mme temps l'affaire du capitaine Nicholl et du prsident Barbicane, ainsi que son singulier dnouement. Le rle jou dans cette rencontre par le chevaleresque Europen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficult, l'acceptation simultane des deux rivaux, cette conqute du continent lunaire laquelle la France et les tats-Unis allaient marcher d'accord, tout se runit pour accrotre encore la popularit de Michel Ardan.
On sait avec quelle frnsie les Yankees se passionnent pour un individu. Dans un pays o de graves magistrats s'attellent la voiture d'une danseuse et la tranent triomphalement, que l'on juge de la passion dchane par l'audacieux Franais! Si l'on ne dtela pas ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodigues. Pas un citoyen qui ne s'unt lui d'esprit et de coeur! Ex pluribus unum, suivant la devise des tats-Unis.
A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos. Des dputations venues de tous les coins de l'Union le harcelrent sans fin ni trve. Il dut les recevoir bon gr mal gr. Ce qu'il serra de mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientt sur les dents; sa voix, enroue dans des speechs innombrables, ne s'chappait plus de ses lvres qu'en sons inintelligibles, et il faillit gagner une gastro-entrite la suite des toasts qu'il dut porter tous les comts de l'Union. Ce succs et gris un autre ds le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-brit spirituelle et charmante.
Parmi les dputations de toute espce qui l'assaillirent, celle des lunatiques n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur conqurant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens, assez nombreux en Amrique, vinrent le trouver et demandrent retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d'entre eux prtendaient parler le slnite et voulurent l'apprendre Michel Ardan. Celui-ci se prta de bon coeur leur innocente manie et se chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.
Singulire folie! dit-il Barbicane aprs les avoir congdis, et folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens trs sages et trs rservs dans leurs conceptions se laissaient aller une grande exaltation, d'incroyables singularits, toutes les fois que la Lune les occupait. Tu ne crois pas l'influence de la Lune sur les maladies?
Peu, rpondit le prsident du Gun-Club.
Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistr des faits au moins tonnants. Ainsi, en 1693, pendant une pidmie, les personnes prirent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une clipse. Le clbre Bacon s'vanouissait pendant les clipses de la Lune et ne revenait la vie qu'aprs l'entire mersion de l'astre. Le roi Charles VI retomba six fois en dmence pendant l'anne 1399, soit la nouvelle, soit la pleine Lune. Des mdecins ont class le mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d'un enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition. Gall avait remarqu que l'exaltation des personnes faibles s'accroissait deux fois par mois, aux poques de la nouvelle et de la pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur les vertiges, les fivres malignes, les somnambulismes, tendant prouver que l'astre des nuits a une mystrieuse influence sur les maladies terrestres.
Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane.
Pourquoi? rpondit Ardan. Ma foi, je te ferai la mme rponse qu'Arago rptait dix-neuf sicles aprs Plutarque : C'est peut-tre parce que a n'est pas vrai!
Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put chapper aucune des corves inhrentes l'tat d'homme clbre. Les entrepreneurs de succs voulurent l'exhiber. Barnum lui offrit un million pour le promener de ville en ville dans tous les tats-Unis et le montrer comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya promener lui-mme.
Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosit publique, ses portraits, du moins, coururent le monde entier et occuprent la place d'honneur dans les albums; on en fit des preuves de toutes dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux rductions microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait possder son hros dans toutes les poses imaginables, en tte, en buste, en pied, de face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze cent mille exemplaires, et il avait l une belle occasion de se dbiter en reliques, mais il n'en profita pas. Rien qu' vendre ses cheveux un dollar la pice, il lui en restait assez pour faire fortune!
Pour tout dire, cette popularit ne lui dplaisait pas. Au contraire. Il se mettait la disposition du public et correspondait avec l'univers entier. On rptait ses bons mots, on les propageait, surtout ceux qu'il ne faisait pas. On lui en prtait, suivant l'habitude, car il tait riche de ce ct.
Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel nombre infini de beaux mariages il aurait faits, pour peu que la fantaisie l'et pris de se fixer! Les vieilles misses surtout, celles qui depuis quarante ans schaient sur pied, rvaient nuit et jour devant ses photographies.
Il est certain qu'il et trouv des compagnes par centaines, mme s'il leur avait impos la condition de le suivre dans les airs. Les femmes sont intrpides quand elles n'ont pas peur de tout. Mais son intention n'tait pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y transplanter une race croise de Franais et d'Amricains. Il refusa donc.
Aller jouer l-haut, disait-il, le rle d'Adam avec une fille d've, merci! Je n'aurais qu' rencontrer des serpents!...
Ds qu'il put se soustraire enfin aux joies trop rptes du triomphe, il alla, suivi de ses amis, faire une visite la Columbiad. Il lui devait bien cela. Du reste, il tait devenu trs fort en balistique, depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et tutti quanti. Son plus grand plaisir consistait rpter ces braves artilleurs qu'ils n'taient que des meurtriers aimables et savants. Il ne tarissait pas en plaisanteries cet gard. Le jour o il visita la Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'me de ce gigantesque mortier qui devait bientt le lancer vers l'astre des nuits.
Au moins, dit-il, ce canon-l ne fera de mal personne, ce qui est dj assez tonnant de la part d'un canon. Mais quant vos engins qui dtruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont une me, je ne vous croirais pas!
Il faut rapporter ici une proposition relative J.-T. Maston. Quand le secrtaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la proposition de Michel Ardan, il rsolut de se joindre eux et de faire la partie quatre. Un jour il demanda tre du voyage. Barbicane, dsol de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston, dsespr, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita se rsigner et fit valoir des arguments ad hominem.
Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes paroles en mauvaise part; mais vraiment l, entre nous, tu es trop incomplet pour te prsenter dans la Lune!
Incomplet! s'cria le vaillant invalide.
Oui! mon brave ami! Songe au cas o nous rencontrerions des habitants l-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste ide de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre, leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps se dvorer, se manger, se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait nourrir cent milliards d'habitants, et o il y en a douze cents millions peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre la porte!
Mais si vous arrivez en morceaux, rpliqua J.-T. Maston, vous serez aussi incomplets que moi!
Sans doute, rpondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en morceaux!
En effet, une exprience prparatoire, tente le 18 octobre, avait donn les meilleurs rsultats et fait concevoir les plus lgitimes esprances. Barbicane, dsirant se rendre compte de l'effet de contrecoup au moment du dpart d'un projectile, fit venir un mortier de trente-deux pouces ( 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola. On l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe retombt dans la mer et que sa chute ft amortie. Il ne s'agissait que d'exprimenter la secousse au dpart et non le choc l'arrive. Un projectile creux fut prpar avec le plus grand soin pour cette curieuse exprience. Un pais capitonnage, appliqu sur un rseau de ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intrieures. C'tait un vritable nid soigneusement ouat.
Quel dommage de ne pouvoir y prendre place! disait J.-T. Maston en regrettant que sa taille ne lui permt pas de tenter l'aventure.
Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un cureuil appartenant au secrtaire perptuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait particulirement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu sujet au vertige, supporterait ce voyage exprimental.
Le mortier fut charg avec cent soixante livres de poudre et la bombe place dans la pice. On fit feu.
Aussitt le projectile s'enleva avec rapidit, dcrivit majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds environ, et par une courbe gracieuse alla s'abmer au milieu des flots.
Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa chute; des plongeurs habiles se prcipitrent sous les eaux, et attachrent des cbles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement hisse bord. Cinq minutes ne s'taient pas coules entre le moment o les animaux furent enferms et le moment o l'on dvissa le couvercle de leur prison.
Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et ils assistrent l'opration avec un sentiment d'intrt facile comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'lana au-dehors, un peu froiss, mais plein de vie, et sans avoir l'air de revenir d'une expdition arienne. Mais d'cureuil point. On chercha. Nulle trace. Il fallut bien alors reconnatre la vrit. Le chat avait mang son compagnon de voyage.
J.-T. Maston fut trs attrist de la perte de son pauvre cureuil, et se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science.
Quoi qu'il en soit, aprs cette exprience, toute hsitation, toute crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore perfectionner le projectile et anantir presque entirement les effets de contrecoup. Il n'y avait donc plus qu' partir.
Deux jours plus tard, Michel Ardan reut un message du prsident de l'Union, honneur auquel il se montra particulirement sensible.
A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette, le gouvernement lui dcernait le titre de citoyen des tats-Unis d'Amrique.