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: Sun Apr 10 01:03:47 2016
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Le passager de l'Atlanta

Le passager de l'Atlanta

Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils lectriques, ft arrive simplement par la poste et sous enveloppe cachete, si les employs franais, irlandais, terre-neuviens, amricains n'eussent pas t ncessairement dans la confidence du tlgraphe, Barbicane n'aurait pas hsit un seul instant. Il se serait tu par mesure de prudence et pour ne pas dconsidrer son oeuvre. Ce tlgramme pouvait cacher une mystification, venant d'un Franais surtout. Quelle apparence qu'un homme quelconque ft assez audacieux pour concevoir seulement l'ide d'un pareil voyage? Et si cet homme existait, n'tait-ce pas un fou qu'il fallait enfermer dans un cabanon et non dans un boulet?

Mais la dpche tait connue, car les appareils de transmission sont peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait dj les divers tats de l'Union. Ainsi Barbicane n'avait plus aucune raison de se taire. Il runit donc ses collgues prsents Tampa-Town, et sans laisser voir sa pense, sans discuter le plus ou moins de crance que mritait le tlgramme, il en lut froidement le texte laconique.

Pas possible! C'est invraisemblable! Pure plaisanterie! On s'est moqu de nous! Ridicule! Absurde! Toute la srie des expressions qui servent exprimer le doute, l'incrdulit, la sottise, la folie, se droula pendant quelques minutes, avec accompagnement des gestes usits en pareille circonstance. Chacun souriait, riait, haussait les paules ou clatait de rire, suivant sa disposition d'humeur. Seul, J.-T. Maston eut un mot superbe.

C'est une ide, cela! s'cria-t-il.

Oui, lui rpondit le major, mais s'il est quelquefois permis d'avoir des ides comme celle-l, c'est la condition de ne pas mme songer les mettre excution.

Et pourquoi pas? rpliqua vivement le secrtaire du Gun-Club, prt discuter. Mais on ne voulut pas le pousser davantage.

Cependant le nom de Michel Ardan circulait dj dans la ville de Tampa. Les trangers et les indignes se regardaient, s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Europen, un mythe, un individu chimrique, mais J.-T. Maston, qui avait pu croire l'existence de ce personnage lgendaire. Quand Barbicane proposa d'envoyer un projectile la Lune, chacun trouva l'entreprise naturelle, praticable, une pure affaire de balistique! Mais qu'un tre raisonnable offrt de prendre passage dans le projectile, de tenter ce voyage invraisemblable, c'tait une proposition fantaisiste, une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les Franais ont prcisment la traduction exacte dans leur langage familier, un humbug*!

Les moqueries durrent jusqu'au soir sans discontinuer, et l'on peut affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou rire, ce qui n'est gure habituel un pays o les entreprises impossibles trouvent volontiers des prneurs, des adeptes, des partisans.

Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les ides nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits. Cela drangeait le cours des motions accoutumes. On n'avait pas song cela! Cet incident devint bientt une obsession par son tranget mme. On y pensait. Que de choses nies la veille dont le lendemain a fait des ralits! Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un jour ou l'autre? Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se risquer ainsi devait tre fou, et dcidment, puisque son projet ne pouvait tre pris au srieux, il et mieux fait de se taire, au lieu de troubler toute une population par ses billeveses ridicules.

Mais, d'abord, ce personnage existait-il rellement? Grande question! Ce nom, Michel Ardan, n'tait pas inconnu l'Amrique! Il appartenait un Europen fort cit pour ses entreprises audacieuses. Puis, ce tlgramme lanc travers les profondeurs de l'Atlantique, cette dsignation du navire sur lequel le Franais disait avoir pris passage, la date assigne sa prochaine arrive, toutes ces circonstances donnaient la proposition un certain caractre de vraisemblance. Il fallait en avoir le coeur net. Bientt les individus isols se formrent en groupes, les groupes se condensrent sous l'action de la curiosit comme des atomes en vertu de l'attraction molculaire, et, finalement, il en rsulta une foule compacte, qui se dirigea vers la demeure du prsident Barbicane.

Celui-ci, depuis l'arrive de la dpche, ne s'tait pas prononc; il avait laiss l'opinion de J.-T. Maston se produire, sans manifester ni approbation ni blme; il se tenait coi, et se proposait d'attendre les vnements; mais il comptait sans l'impatience publique, et vit d'un oeil peu satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses fentres. Bientt des murmures, des vocifrations, l'obligrent paratre. On voit qu'il avait tous les devoirs et, par consquent, tous les ennuis de la clbrit.


Le prsident Barbicane sa fentre.

Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la parole, lui posa carrment la question suivante: Le personnage dsign dans la dpche sous le nom de Michel Ardan est-il en route pour l'Amrique, oui ou non?

Messieurs, rpondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous.

Il faut le savoir, s'crirent des voix impatientes.

Le temps nous l'apprendra, rpondit froidement le prsident.

Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entier, reprit l'orateur. Avez-vous modifi les plans du projectile, ainsi que le demande le tlgramme?

Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut savoir quoi s'en tenir; le tlgraphe, qui a caus toute cette motion, voudra bien complter ses renseignements.

Au tlgraphe! au tlgraphe! s'cria la foule.

Barbicane descendit, et, prcdant l'immense rassemblement, il se dirigea vers les bureaux de l'administration.

Quelques minutes plus tard, une dpche tait lance au syndic des courtiers de navires Liverpool. On demandait une rponse aux questions suivantes:

Qu'est-ce que le navire l'Atlanta? Quand a-t-il quitt l'Europe? Avait-il son bord un Franais nomm Michel Ardan?

Deux heures aprs, Barbicane recevait des renseignements d'une prcision qui ne laissait plus place au moindre doute.

Le steamer l'Atlanta, de Liverpool, a pris la mer le 2 octobre, faisant voile pour Tampa-Town, ayant son bord un Franais, port au livre des passagers sous le nom de Michel Ardan.

A cette confirmation de la premire dpche, les yeux du prsident brillrent d'une flamme subite, ses poings se fermrent violemment, et on l'entendit murmurer:

C'est donc vrai! c'est donc possible! ce Franais existe! et dans quinze jours il sera ici! Mais c'est un fou! un cerveau brl!... Jamais je ne consentirai...

Et cependant, le soir mme, il crivit la maison Breadwill and Co., en la priant de suspendre jusqu' nouvel ordre la fonte du projectile.

Maintenant, raconter l'motion dont fut prise l'Amrique tout entire; comment l'effet de la communication Barbicane fut dix fois dpass; ce que dirent les journaux de l'Union, la faon dont ils acceptrent la nouvelle et sur quel mode ils chantrent l'arrive de ce hros du vieux continent; peindre l'agitation fbrile dans laquelle chacun vcut, comptant les heures, comptant les minutes, comptant les secondes; donner une ide, mme affaiblie, de cette obsession fatigante de tous les cerveaux matriss par une pense unique; montrer les occupations cdant une seule proccupation, les travaux arrts, le commerce suspendu, les navires prts partir restant affourchs dans le port pour ne pas manquer l'arrive de l'Atlanta, les convois arrivant pleins et retournant vides, la baie d'Espiritu-Santo incessamment sillonne par les steamers, les packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutes dimensions; dnombrer ces milliers de curieux qui quadruplrent en quinze jours la population de Tampa-Town et durent camper sous des tentes comme une arme en campagne, c'est une tche au-dessus des forces humaines et qu'on ne saurait entreprendre sans tmrit.

Le 20 octobre, neuf heures du matin, les smaphores du canal de Bahama signalrent une paisse fume l'horizon. Deux heures plus tard, un grand steamer changeait avec eux des signaux de reconnaissance. Aussitt le nom de l'Atlanta fut expdi Tampa-Town. A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade d'Espiritu-Santo. A cinq, il franchissait les passes de la rade Hillisboro toute vapeur. A six, il mouillait dans le port de Tampa.

L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents embarcations entouraient l'Atlanta, et le steamer tait pris d'assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d'une voix dont il voulait en vain contenir l'motion:

Michel Ardan! s'cria-t-il.

Prsent! rpondit un individu mont sur la dunette.

Barbicane, les bras croiss, l'oeil interrogateur, la bouche muette, regarda fixement le passager de l'Atlanta.

C'tait un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu vot dj, comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs paules. Sa tte forte, vritable hure de lion, secouait par instants une chevelure ardente qui lui faisait une vritable crinire. Une face courte, large aux tempes, agrmente d'une moustache hrisse comme les barbes d'un chat et de petits bouquets de poils jauntres pousss en pleines joues, des yeux ronds un peu gars, un regard de myope, compltaient cette physionomie minemment fline. Mais le nez tait d'un dessin hardi, la bouche particulirement humaine, le front haut, intelligent et sillonn comme un champ qui ne reste jamais en friche. Enfin un torse fortement dvelopp et pos d'aplomb sur de longues jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attachs, une allure dcide, faisaient de cet Europen un gaillard solidement bti, plutt forg que fondu, pour emprunter une de ses expressions l'art mtallurgique.


Michel Ardan.

Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent dchiffr sans peine sur le crne et la physionomie de ce personnage les signes indiscutables de la combativit, c'est--dire du courage dans le danger et de la tendance briser les obstacles; ceux de la bienveillance et ceux de la merveillosit, instinct qui porte certains tempraments se passionner pour les choses surhumaines; mais, en revanche, les bosses de l'acquisivit, ce besoin de possder et d'acqurir, manquaient absolument.

Pour achever le type physique du passager de l'Atlanta, il convient de signaler ses vtements larges de forme, faciles d'entournures, son pantalon et son paletot d'une ampleur d'toffe telle que Michel Ardan se surnommait lui-mme la mort au drap, sa cravate lche, son col de chemise libralement ouvert, d'o sortait un cou robuste, et ses manchettes invariablement dboutonnes, travers lesquelles s'chappaient des mains fbriles. On sentait que, mme au plus fort des hivers et des dangers, cet homme-l n'avait jamais froid, pas mme aux yeux.

D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait, venait, ne restant jamais en place, chassant sur ses ancres, comme disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant ses ongles avec une avidit nerveuse. C'tait un de ces originaux que le Crateur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise aussitt le moule.

En effet, la personnalit morale de Michel Ardan offrait un large champ aux observations de l'analyste. Cet homme tonnant vivait dans une perptuelle disposition l'hyperbole et n'avait pas encore dpass l'ge des superlatifs: les objets se peignaient sur la rtine de son oeil avec des dimensions dmesures; de l une association d'ides gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficults et les hommes.

C'tait d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste d'instinct, un garon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais s'escrimait plutt en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux de la logique, rebelle au syllogisme, qu'il n'et jamais invent, il avait des coups lui. Vritable casseur de vitres, il lanait en pleine poitrine des arguments ad hominem d'un effet sr, et il aimait dfendre du bec et des pattes les causes dsespres.

Entre autres manies, il se proclamait un ignorant sublime, comme Shakespeare, et faisait profession de mpriser les savants: des gens, disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la partie. C'tait, en somme, un bohmien du pays des monts et merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un Phaton menant fond de train le char du Soleil, un Icare avec des ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien, il se jetait tte leve dans les entreprises folles, il brlait ses vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathocls, et, prt se faire casser les reins toute heure, il finissait invariablement par retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau dont les enfants s'amusent.

En deux mots, sa devise tait: Quand mme! et l'amour de l'impossible sa ruling passion*, suivant la belle expression de Pope.

Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les dfauts de ses qualits! Qui ne risque rien n'a rien, dit-on. Ardan risqua souvent et n'avait pas davantage! C'tait un bourreau d'argent, un tonneau des Danades. Homme parfaitement dsintress, d'ailleurs, il faisait autant de coups de coeur que de coups de tte; secourable, chevaleresque, il n'et pas sign le bon pendre de son plus cruel ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un Ngre.

En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par les cent voix de la Renomme enroues son service? Ne vivait-il pas dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de ses plus intimes secrets? Mais aussi possdait-il une admirable collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froisss, blesss, culbuts sans merci, en jouant des coudes pour faire sa troue dans la foule.

Cependant on l'aimait gnralement, on le traitait en enfant gt. C'tait, suivant l'expression populaire, un homme prendre ou laisser, et on le prenait. Chacun s'intressait ses hardies entreprises et le suivait d'un regard inquiet. On le savait si imprudemment audacieux! Lorsque quelque ami voulait l'arrter en lui prdisant une catastrophe prochaine: La fort n'est brle que par ses propres arbres, rpondait-il avec un aimable sourire, et sans se douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes.

Tel tait ce passager de l'Atlanta, toujours agit, toujours bouillant sous l'action d'un feu intrieur, toujours mu, non de ce qu'il venait faire en Amrique il n'y pensait mme pas , mais par l'effet de son organisation fivreuse. Si jamais individus offrirent un contraste frappant, ce furent bien le Franais Michel Ardan et le Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis, audacieux leur manire.

La contemplation laquelle s'abandonnait le prsident du Gun-Club en prsence de ce rival qui venait le relguer au second plan fut vite interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris devinrent mme si frntiques, et l'enthousiasme prit des formes tellement personnelles, que Michel Ardan, aprs avoir serr un millier de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se rfugier dans sa cabine.

Barbicane le suivit sans avoir prononc une parole.

Vous tes Barbicane? lui demanda Michel Ardan, ds qu'il furent seuls et du ton dont il et parl un ami de vingt ans.

Oui, rpondit le prsident du Gun-Club.

Eh bien! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il? Trs bien? Allons tant mieux! tant mieux!

Ainsi, dit Barbicane, sans autre entre en matire, vous tes dcid partir?

Absolument dcid.

Rien ne vous arrtera?

Rien. Avez-vous modifi votre projectile ainsi que l'indiquait ma dpche?

J'attendais votre arrive. Mais, demanda Barbicane en insistant de nouveau, vous avez bien rflchi?...

Rflchi! est-ce que j'ai du temps perdre? Je trouve l'occasion d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voil tout. Il me semble que cela ne mrite pas tant de rflexions.

Barbicane dvorait du regard cet homme qui parlait de son projet de voyage avec une lgret, une insouciance si complte et une si parfaite absence d'inquitudes.

Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'excution?

Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous faire une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois, tout le monde, et qu'il n'en soit plus question. Cela vitera des redites. Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos collgues, toute la ville, toute la Floride, toute l'Amrique, si vous voulez, et demain je serai prt dvelopper mes moyens comme rpondre aux objections quelles qu'elles soient. Soyez tranquille, je les attendrai de pied ferme. Cela vous va-t-il?

Cela me va, rpondit Barbicane.

Sur ce, le prsident sortit de la cabine et fit part la foule de la proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueillies avec des trpignements et des grognements de joie. Cela coupait court toute difficult. Le lendemain chacun pourrait contempler son aise le hros europen. Cependant certains spectateurs des plus entts ne voulurent pas quitter le pont de l'Atlanta; ils passrent la nuit bord. Entre autres, J.-T. Maston avait viss son crochet dans la lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en arracher.

C'est un hros! un hros! s'criait-il sur tous les tons, et nous ne sommes que des femmelettes auprs de cet Europen-l!

Quant au prsident, aprs avoir convi les visiteurs se retirer, il rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment o la cloche du steamer sonna le quart de minuit.

Mais alors les deux rivaux en popularit se serraient chaleureusement la main, et Michel Ardan tutoyait le prsident Barbicane.