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: Sun Apr 10 01:03:09 2016
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: arp 220
Feu!

Feu!

Le premier jour de dcembre tait arriv, jour fatal, car si le dpart du projectile ne s'effectuait pas le soir mme, dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit ans s'couleraient avant que la Lune se reprsentt dans ces mmes conditions simultanes de znith et de prige.

Le temps tait magnifique; malgr les approches de l'hiver, le soleil resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde.

Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui prcda ce jour si impatiemment dsir! Que de poitrines furent oppresses par le pesant fardeau de l'attente! Tous les coeurs palpitrent d'inquitude, sauf le coeur de Michel Ardan. Cet impassible personnage allait et venait avec son affairement habituel, mais rien ne dnonait en lui une proccupation inaccoutume. Son sommeil avait t paisible, le sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'afft d'un canon.

Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui s'tendent perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous les quarts d'heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette immigration prit bientt des proportions fabuleuses, et, suivant les relevs du Tampa-Town Observer, pendant cette mmorable journe, cinq millions de spectateurs foulrent du pied le sol de la Floride.

Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour de l'enceinte, et jetait les fondements d'une ville qui s'est appele depuis Ardan's-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des tentes hrissaient la plaine, et ces habitations phmres abritaient une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cits de l'Europe.

Tous les peuples de la terre y avaient des reprsentants; tous les dialectes du monde s'y parlaient la fois. On et dit la confusion des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. L, les diverses classes de la socit amricaine se confondaient dans une galit absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires, courtiers, planteurs de coton, ngociants, bateliers, magistrats, s'y coudoyaient avec un sans-gne primitif. Les croles de la Louisiane fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du Kentucky et du Tennessee, les Virginiens lgants et hautains donnaient la rplique aux trappeurs demi sauvages des Lacs et aux marchands de boeufs de Cincinnati. Coiffs du chapeau de castor blanc larges bord, ou du panama classique, vtus de pantalons en cotonnade bleue des fabriques d'Opelousas, draps dans leurs blouses lgantes de toile crue, chausss de bottines aux couleurs clatantes, ils exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient tinceler leur chemise, leurs manchettes, leurs cravates, leurs dix doigts, voire mme leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, d'pingles, de brillants, de chanes, de boucles, de breloques, dont le haut prix galait le mauvais got. Femmes, enfants, serviteurs, dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient, prcdaient, entouraient ces maris, ces pres, ces matres, qui ressemblaient des chefs de tribu au milieu de leurs familles innombrables.


Depuis le matin une foule innombrable...

A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se prcipiter sur les mets particuliers aux tats du Sud et dvorer, avec un apptit menaant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui rpugneraient un estomac europen, tels que grenouilles fricasses, singes l'touffe, fish-chowder*, sarigue rtie, opossum saignant, ou grillades de racoon.

Mais aussi quelle srie varie de liqueurs ou de boissons venait en aide cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles vocifrations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les tavernes ornes de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le sucre et de paquets de paille!

Voil le julep la menthe! criait l'un de ces dbitants d'une voix retentissante.

Voici le sangaree au vin de Bordeaux! rpliquait un autre d'un ton glapissant.

Et du gin-sling! rptait celui-ci.

Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-l.

Qui veut goter le vritable mint-julep, la dernire mode? s'criaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un verre l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le citron, la menthe verte, la glace pile, l'eau, le cognac et l'ananas frais qui composent cette boisson rafrachissante.

Aussi, d'habitude, ces incitations adresses aux gosiers altrs sous l'action brlante des pices se rptaient, se croisaient dans l'air et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-l, ce premier dcembre, ces cris taient rares. Les dbitants se fussent vainement enrous provoquer les chalands. Personne ne songeait ni manger ni boire, et, quatre heures du soir, combien de spectateurs circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch accoutum! Symptme plus significatif encore, la passion violente de l'Amricain pour les jeux tait vaincue par l'motion. A voir les quilles du tempins couches sur le flanc, les ds du creps dormant dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonn, les cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du faro, tranquillement enfermes dans leurs enveloppes intactes, on comprenait que l'vnement du jour absorbait tout autre besoin et ne laissait place aucune distraction.

Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui prcde les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse. Un indescriptible malaise rgnait dans les esprits, une torpeur pnible, un sentiment indfinissable qui serrait le coeur. Chacun aurait voulu que ce ft fini.

Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement. La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs millions de hurrahs salurent son apparition. Elle tait exacte au rendez-vous. Les clameurs montrent jusqu'au ciel; les applaudissements clatrent de toutes parts, tandis que la blonde Phoeb brillait paisiblement dans un ciel admirable et caressait cette foule enivre de ses rayons les plus affectueux.

En ce moment parurent les trois intrpides voyageurs. A leur aspect les cris redoublrent d'intensit. Unanimement, instantanment, le chant national des tats-Unis s'chappa de toutes les poitrines haletantes, et le Yankee doodle, repris en choeur par cinq millions d'excutants, s'leva comme une tempte sonore jusqu'aux dernires limites de l'atmosphre.

Puis, aprs cet irrsistible lan, l'hymne se tut, les dernires harmonies s'teignirent peu peu, les bruits se dissiprent, et une rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondment impressionne. Cependant, le Franais et les deux Amricains avaient franchi l'enceinte rserve autour de laquelle se pressait l'immense foule. Ils taient accompagns des membres du Gun-Club et des dputations envoyes par les observatoires europens. Barbicane, froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl, les lvres serres, les mains croises derrire le dos, marchait d'un pas ferme et mesur. Michel Ardan, toujours dgag, vtu en parfait voyageur, les gutres de cuir aux pieds, la gibecire au ct, flottant dans ses vastes vtements de velours marron, le cigare la bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignes de main avec une prodigalit princire. Il tait intarissable de verve, de gaiet, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces de gamin, en un mot Franais, et, qui pis est, Parisien jusqu' la dernire seconde.

Dix heures sonnrent. Le moment tait venu de prendre place dans le projectile; la manoeuvre ncessaire pour y descendre, la plaque de fermeture visser, le dgagement des grues et des chafaudages penchs sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.

Barbicane avait rgl son chronomtre un dixime de seconde prs sur celui de l'ingnieur Murchison, charg de mettre le feu aux poudres au moyen de l'tincelle lectrique; les voyageurs enferms dans le projectile pourraient ainsi suivre de l'oeil l'impassible aiguille qui marquerait l'instant prcis de leur dpart.

Le moment des adieux tait donc arriv. La scne fut touchante; en dpit de sa gaiet fbrile, Michel Ardan se sentit mu. J.-T. Maston avait retrouv sous ses paupires sches une vieille larme qu'il rservait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de son cher et brave prsident.

Si je partais? dit-il, il est encore temps!

Impossible, mon vieux Maston, rpondit Barbicane.

Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route taient installs dans le projectile, dont ils avaient viss intrieurement la plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, entirement dgage, s'ouvrait librement vers le ciel.

Nicholl, Barbicane et Michel Ardan taient dfinitivement murs dans leur wagon de mtal.

Qui pourrait peindre l'motion universelle, arrive alors son paroxysme?

La lune s'avanait sur un firmament d'une puret limpide, teignant sur son passage les feux scintillants des toiles; elle parcourait alors la constellation des Gmeaux et se trouvait presque mi-chemin de l'horizon et du znith. Chacun devait donc facilement comprendre que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du livre qu'il veut atteindre.

Un silence effrayant planait sur toute cette scne. Pas un souffle de vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les coeurs n'osaient plus battre. Tous les regards effars fixaient la gueule bante de la Columbiad.

Murchison suivait de l'oeil l'aiguille de son chronomtre. Il s'en fallait peine de quarante secondes que l'instant du dpart ne sonnt, et chacune d'elles durait un sicle.

A la vingtime, il y eut un frmissement universel, et il vint la pense de cette foule que les audacieux voyageurs enferms dans le projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isols s'chapprent:

Trente-cinq! trente-six! trente-sept! trente-huit! trente-neuf! quarante! Feu!!!

Aussitt Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil, rtablit le courant et lana l'tincelle lectrique au fond de la Columbiad.


Feu!!

Une dtonation pouvantable, inoue, surhumaine, dont rien ne saurait donner une ide, ni les clats de la foudre, ni le fracas des ruptions, se produisit instantanment. Une immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme d'un cratre. La terre se souleva, et c'est peine si quelques personnes purent un instant entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des vapeurs flamboyantes.