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: Sun Apr 10 01:00:56 2016
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Le Gun-Club

Le Gun-Club

Pendant la guerre fdrale des tats-Unis, un nouveau club trs influent s'tablit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland. On sait avec quelle nergie l'instinct militaire se dveloppa chez ce peuple d'armateurs, de marchands et de mcaniciens. De simples ngociants enjambrent leur comptoir pour s'improviser capitaines, colonels, gnraux, sans avoir pass par les coles d'application de West-Point *; ils galrent bientt dans L'art de la guerre leurs collgues du vieux continent, et comme eux ils remportrent des victoires force de prodiguer les boulets, les millions et les hommes.

Mais en quoi les Amricains surpassrent singulirement les Europens, ce fut dans la science de la balistique. Non que leurs armes atteignissent un plus haut degr de perfection, mais elles offrirent des dimensions inusites, et eurent par consquent des portes inconnues jusqu'alors. En fait de tirs rasants, plongeants ou de plein fouet, de feux d'charpe, d'enfilade ou de revers, les Anglais, les Franais, les Prussiens, n'ont plus rien apprendre; mais leurs canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des pistolets de poche auprs des formidables engins de l'artillerie amricaine.

Ceci ne doit tonner personne. Les Yankees, ces premiers mcaniciens du monde, sont ingnieurs, comme les Italiens sont musiciens et les Allemands mtaphysiciens, de naissance. Rien de plus naturel, ds lors, que de les voir apporter dans la science de la balistique leur audacieuse ingniosit. De l ces canons gigantesques, beaucoup moins utiles que les machines coudre, mais aussi tonnants et encore plus admirs. On connat en ce genre les merveilles de Parrott, de Dahlgreen, de Rodman. Les Armstrong, les Pallisser et les Treuille de Beaulieu n'eurent plus qu' s'incliner devant leurs rivaux d'outre-mer.

Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et des Sudistes, les artilleurs tinrent le haut du pav; les journaux de l'Union clbraient leurs inventions avec enthousiasme, et il n'tait si mince marchand, si naf booby*, qui ne se casst jour et nuit la tte calculer des trajectoires insenses.

Or, quand un Amricain a une ide, il cherche un second Amricain qui la partage. Sont-ils trois, ils lisent un prsident et deux secrtaires. Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau fonctionne. Cinq, ils se convoquent en assemble gnrale, et le club est constitu. Ainsi arriva-t-il Baltimore. Le premier qui inventa un nouveau canon s'associa avec le premier qui le fondit et le premier qui le fora. Tel fut le noyau du Gun-Club*. Un mois aprs sa formation, il comptait dix-huit cent trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent soixante-quinze membres correspondants.

Une condition sine qua non tait impose toute personne qui voulait entrer dans l'association, la condition d'avoir imagin ou, tout au moins, perfectionn un canon; dfaut de canon, une arme feu quelconque. Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers quinze coups, de carabines pivotantes ou de sabres-pistolets ne jouissaient pas d'une grande considration. Les artilleurs les primaient en toute circonstance.

L'estime qu'ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs du Gun-Club, est proportionnelle aux masses de leur canon, et en raison directe du carr des distances atteintes par leurs projectiles!

Un peu plus, c'tait la loi de Newton sur la gravitation universelle transporte dans l'ordre moral.

Le Gun-Club fond, on se figure aisment ce que produisit en ce genre le gnie inventif des Amricains. Les engins de guerre prirent des proportions colossales, et les projectiles allrent, au-del des limites permises, couper en deux les promeneurs inoffensifs. Toutes ces inventions laissrent loin derrire elles les timides instruments de l'artillerie europenne. Qu'on en juge par les chiffres suivants.

Jadis, au bon temps, un boulet de trente-six, une distance de trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flanc et soixante-huit hommes. C'tait l'enfance de l'art. Depuis lors, les projectiles ont fait du chemin. Le canon Rodman, qui portait sept milles* un boulet pesant une demi-tonne* aurait facilement renvers cent cinquante chevaux et trois cents hommes. Il fut mme question au Gun-Club d'en faire une preuve solennelle. Mais, si les chevaux consentirent tenter l'exprience, les hommes firent malheureusement dfaut.

Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons tait trs meurtrier, et chaque dcharge les combattants tombaient comme des pis sous la faux. Que signifiaient, auprs de tels projectiles, ce fameux boulet qui, Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre qui, Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix ennemis par terre? Qu'taient ces feux surprenants d'Ina ou d'Austerlitz qui dcidaient du sort de la bataille? On en avait vu bien d'autres pendant la guerre fdrale! Au combat de Gettysburg, un projectile conique lanc par un canon ray atteignit cent soixante-treize confdrs; et, au passage du Potomac, un boulet Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde videmment meilleur. Il faut mentionner galement un mortier formidable invent par J.-T. Maston, membre distingu et secrtaire perptuel du Gun-Club, dont le rsultat fut bien autrement meurtrier, puisque, son coup d'essai, il tua trois cent trente-sept personnes, en clatant, il est vrai!

Qu'ajouter ces nombres si loquents par eux-mmes? Rien. Aussi admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tombes sous les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de ceux-ci avait tu pour son compte une moyenne de deux mille trois cent soixante-quinze hommes et une fraction.

A considrer un pareil chiffre, il est vident que l'unique proccupation de cette socit savante fut la destruction de l'humanit dans un but philanthropique, et le perfectionnement des armes de guerre, considres comme instruments de civilisation.

C'tait une runion d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs fils du monde.

Il faut ajouter que ces Yankees, braves toute preuve, ne s'en tinrent pas seulement aux formules et qu'ils payrent de leur personne. On comptait parmi eux des officiers de tout grade, lieutenants ou gnraux, des militaires de tout ge, ceux qui dbutaient dans la carrire des armes et ceux qui vieillissaient sur leur afft. Beaucoup restrent sur le champ de bataille dont les noms figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la plupart portaient les marques de leur indiscutable intrpidit. Bquilles, jambes de bois, bras articuls, mains crochets, mchoires en caoutchouc, crnes en argent, nez en platine, rien ne manquait la collection, et le susdit Pitcairn calcula galement que, dans le Gun-Club, il n'y avait pas tout fait un bras pour quatre personnes, et seulement deux jambes pour six.


Les artilleurs du Gun-Club.

Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si prs, et ils se sentaient fiers bon droit, quand le bulletin d'une bataille relevait un nombre de victimes dcuple de la quantit de projectiles dpenss.

Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signe par les survivants de la guerre, les dtonations cessrent peu peu, les mortiers se turent, les obusiers musels pour longtemps et les canons, la tte basse, rentrrent aux arsenaux, les boulets s'empilrent dans les parcs, les souvenirs sanglants s'effacrent, les cotonniers poussrent magnifiquement sur les champs largement engraisss, les vtements de deuil achevrent de s'user avec les douleurs, et le Gun-Club demeura plong dans un dsoeuvrement profond.

Certains piocheurs, des travailleurs acharns, se livraient bien encore des calculs de balistique; ils rvaient toujours de bombes gigantesques et d'obus incomparables. Mais, sans la pratique, pourquoi ces vaines thories? Aussi les salles devenaient dsertes, les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants, maintenant rduits au silence par une paix dsastreuse, s'endormaient dans les rveries de l'artillerie platonique!

C'est dsolant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses jambes de bois se carbonisaient dans la chemine du fumoir. Rien faire! rien esprer! Quelle existence fastidieuse! O est le temps o le canon vous rveillait chaque matin par ses joyeuses dtonations?

Ce temps-l n'est plus, rpondit le fringant Bilsby, en cherchant se dtirer les bras qui lui manquaient. C'tait un plaisir alors! On inventait son obusier, et, peine fondu, on courait l'essayer devant l'ennemi; puis on rentrait au camp avec un encouragement de Sherman ou une poigne de main de MacClellan! Mais, aujourd'hui, les gnraux sont retourns leur comptoir, et, au lieu de projectiles, ils expdient d'inoffensives balles de coton! Ah! par sainte Barbe! l'avenir de l'artillerie est perdu en Amrique!

Oui, Bilsby, s'cria le colonel Blomsberry, voil de cruelles dceptions! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s'exerce au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de bataille, on se conduit en hros, et, deux ans, trois ans plus tard, il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une dplorable oisivet et fourrer ses mains dans ses poches.

Quoi qu'il pt dire, le vaillant colonel et t fort empch de donner une pareille marque de son dsoeuvrement, et cependant, ce n'taient pas les poches qui lui manquaient.

Et nulle guerre en perspective! dit alors le fameux J.-T. Maston, en grattant de son crochet de fer son crne en gutta-percha. Pas un nuage l'horizon, et cela quand il y a tant faire dans la science de l'artillerie! Moi qui vous parle, j'ai termin ce matin une pure, avec plan, coupe et lvation, d'un mortier destin changer les lois de la guerre!

Vraiment? rpliqua Tom Hunter, en songeant involontairement au dernier essai de l'honorable J.-T. Maston.

Vraiment, rpondit celui-ci. Mais quoi serviront tant d'tudes menes bonne fin, tant de difficults vaincues? N'est-ce pas travailler en pure perte? Les peuples du Nouveau Monde semblent s'tre donn le mot pour vivre en paix, et notre belliqueux Tribune * en arrive pronostiquer de prochaines catastrophes dues l'accroissement scandaleux des populations!

Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours en Europe pour soutenir le principe des nationalits!

Eh bien?

Eh bien! il y aurait peut-tre quelque chose tenter l-bas, et si l'on acceptait nos services...

Y pensez-vous? s'cria Bilsby. Faire de la balistique au profit des trangers!

Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, riposta le colonel.

Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut mme pas songer cet expdient.

Et pourquoi cela? demanda le colonel.

Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des ides sur l'avancement qui contrarieraient toutes nos habitudes amricaines. Ces gens-l ne s'imaginent pas qu'on puisse devenir gnral en chef avant d'avoir servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait dire qu'on ne saurait tre bon pointeur moins d'avoir fondu le canon soi-mme! Or, c'est tout simplement...

Absurde! rpliqua Tom Hunter en dchiquetant les bras de son fauteuil coups de bowie-knife*, et puisque les choses en sont l, il ne nous reste plus qu' planter du tabac ou distiller de l'huile de baleine!

Comment! s'cria J.-T. Maston d'une voix retentissante, ces dernires annes de notre existence, nous ne les emploierons pas au perfectionnement des armes feu! Une nouvelle occasion ne se rencontrera pas d'essayer la porte de nos projectiles! L'atmosphre ne s'illuminera plus sous l'clair de nos canons! Il ne surgira pas une difficult internationale qui nous permette de dclarer la guerre quelque puissance transatlantique! Les Franais ne couleront pas un seul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au mpris du droit des gens, trois ou quatre de nos nationaux!

Non, Maston, rpondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons pas ce bonheur! Non! pas un de ces incidents ne se produira, et, se produist-il, nous n'en profiterions mme pas! La susceptibilit amricaine s'en va de jour en jour, et nous tombons en quenouille!

Oui, nous nous humilions! rpliqua Bilsby.

Et on nous humilie! riposta Tom Hunter.

Tout cela n'est que trop vrai, rpliqua J.-T. Maston avec une nouvelle vhmence. Il y a dans l'air mille raisons de se battre et l'on ne se bat pas! On conomise des bras et des jambes, et cela au profit de gens qui n'en savent que faire! Et tenez, sans chercher si loin un motif de guerre, l'Amrique du Nord n'a-t-elle pas appartenu autrefois aux Anglais?

Sans doute, rpondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa bquille.

Eh bien! reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre son tour n'appartiendrait-elle pas aux Amricains?

Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry.

Allez proposer cela au prsident des tats-Unis, s'cria J.-T. Maston, et vous verrez comme il vous recevra!

Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu'il avait sauves de la bataille.

Par ma foi, s'cria J.-T. Maston, aux prochaines lections il n'a que faire de compter sur ma voix!

Ni sur les ntres, rpondirent d'un commun accord ces belliqueux invalides.

En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l'on ne me fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ de bataille, je donne ma dmission de membre du Gun-Club, et je cours m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas!

Nous vous y suivrons, rpondirent les interlocuteurs de l'audacieux J.-T. Maston.

Or, les choses en taient l, les esprits se montaient de plus en plus, et le club tait menac d'une dissolution prochaine, quand un vnement inattendu vint empcher cette regrettable catastrophe.

Le lendemain mme de cette conversation, chaque membre du cercle recevait une circulaire libelle en ces termes:

Baltimore, 3 octobre.

Le prsident du Gun-Club a l'honneur de prvenir ses collgues qu' la sance du 5 courant il leur fera une communication de nature les intresser vivement. En consquence, il les prie, toute affaire cessante, de se rendre l'invitation qui leur est faite par la prsente.

Trs cordialement leur

IMPEY BARBICANE, P. G.-C.